La finance « verte » est-elle une chance pour l’écologie ou un nouveau danger pour la nature?

Huffpost – le 19/12/2017 :

Les critères flous de la finance verte risquent d’amenuiser la frontière avec des titres financiers plus dangereux, adossés à la nature. A l’occasion du One Planet Summit,

les mots « finance verte », « finance durable » ont envahi le quotidien des Français, sans que chacun comprenne réellement ce qui se cache derrière ces termes.

Pig on a hillLa finance verte consiste à réorienter les investissements de la finance vers la transition écologique ou des projets moins polluants, elle fait partie de la finance responsable. En janvier 2017, la France a émis 7 milliards d’euros d’obligations vertes pour financer des projets bénéfiques à l’environnement. Paris souhaite même devenir la capitale de la finance verte.

« Pour dégager les masses d’argent nécessaire au financement de la transition écologique, il faut réorienter les millions de milliards de la finance, indique Anne-Catherine Husson Traore, directrice générale de Novethic. On ne pourra pas le faire avec l’argent public. La finance responsable est une partie de la finance classique. Elle essaie de réorienter les investissements vers une économie bas carbone et inclusive. » Le label investissement socialement responsable (ISR) favorise les entreprises qui ont des bonnes pratiques environnementales, sociales et de gouvernance, avec plusieurs gradations. Les encours de l’ISR s’élèvent à 746 milliards d’euros, « C’est près d’un quart des actifs financiers gérés en France, très en avance sur ce sujet, explique Thierry Philipponnat, directeur de l’institut Friedland. L’investissement responsable est en train de devenir une réalité. Il faut d’abord réorienter la finance vers l’investissement et, cela fait, orienter l’argent vers les entreprises qui intègrent dans leur gestion les critères environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance. » Un autre label a été créé pour les fonds d’investissement qui s’orientent vers le financement de la transition énergétique et l’économie verte. Ce label TEEC (Transition énergétique et écologique pour le climat) exclut le financement du nucléaire et des énergies fossiles. Peu de fonds sont éligibles. Une quinzaine d’entre eux ont reçu le label, plus restrictif que celui de l’ISR.

Les annonces lors du One Planet Summit résultent plus de la bonne volonté d’entreprises privées que d’un renforcement et un élargissement des labels ou des outils existants. « C’est de la loi molle, il n’y a rien de contraignant. Les acteurs s’autorégulent eux-mêmes,

affirme Dominique Plihon, porte-parole d’Attac. C’est dommage, il faut améliorer la certification, la traçabilité et la transparence des opérations. Il y a eu un important travail effectué par le Conseil de stabilité financière, par exemple, mais personne ne s’est appuyé dessus. »

Les critères des obligations vertes ne sont toujours pas assez contraignants. Faute de définition claire, la finance verte permet donc à des entreprises de réaliser du « green washing » –du marketing vert. Lors de ce sommet, la fondation Bill et Melinda Gates s’est, par exemple, engagée à la mobilisation d’un fonds d’au moins 300 millions de dollars pour l’adaptation de l’agriculture au changement climatique mais cette même fondation soutient le développement des OGM. Aujourd’hui, la quasi-totalité des plantes génétiquement modifiées cultivées tolèrent ou fabriquent un pesticide…

Le risque de financiarisation de la nature

Les critères flous de la finance verte risquent en outre d’amenuiser la frontière avec des titres financiers plus dangereux, adossés à la nature.

Il existe aujourd’hui des obligations qui donnent des droits sur les revenus futurs d’une forêt. Ils peuvent avoir un impact sur la façon de la gérer. D’autres produits financiers, les « cats bonds », parient sur de futures catastrophes naturelles. Il est donc possible de spéculer sur l’intensité d’un ouragan ou d’un tsunami. « Ces outils pourraient être élargis à n’importe quoi, s’inquiète Hélène Tordjman, économiste à l’université Paris-13. Si les lions disparaissent, je touche tant d’argent car j’avais parié sur leur disparition. Ces titres financiers pourraient exister. Nous n’en sommes pas loin. Certains en discutent. » De tels titres sont encore très limités, mais ils sont en cours d’élaboration. « Quand je discute avec tous mes anciens collègues des marchés, ils sont tous d’accord pour dire que le meilleur investissement à trente ans, c’est l’eau, alerte Frédéric Hache, spécialiste de la finance. C’est le plus rentable, de très loin. Par le passé, des hedge funds [fonds spéculatifs] ont déjà tenté d’acheter des glaciers en Islande, d’autres ont essayé de mettre en place des marchés de trading de permis d’eau en Australie, mais on n’en est qu’aux balbutiements. »

Une définition plus claire de la finance verte

Les frontières de la finance verte méritent donc d’être mieux définies. Tenter de réorienter les investissements de la finance vers une économie moins polluante, vers des projets écologiques, ne peut qu’être perçu comme une tentative louable. Ces milliards d’euros seront bien utiles. Mais, selon de nombreux économistes, cela ne suffira pas à financer la transition écologique. « Il faut être réaliste, estime Hélène Tordjman. Si l’on observe les performances de la finance depuis vingt ans, il y a de quoi être dubitatif sur sa capacité à réorienter les investissements dans les bons secteurs. Nous cherchons les solutions dans les mécanismes à l’origine du problème.

C’est à cause du marché et de la technique que nous en sommes là. Nous cherchons les solutions dans le marché et la technique, alors qu’il faudrait faire un pas de côté. « 

« La finance vient de mettre l’économie mondiale au bord du gouffre, ajoute Maxime Combes, économiste et membre de l’association d’Attac. On voudrait confier à cette même finance la gestion de biens communs qui sont essentiels à la survie. Est-ce bien raisonnable? »

Réformer la finance, avant de lui confier la planète

La nature était la dernière frontière qui résistait encore à la finance. Les conséquences pourraient être irréversibles.

Selon certains spécialistes, avant de confier aux marchés le financement de la transition écologique, il faudrait commencer à modifier certaines règles des marchés financiers. Des réformes structurelles essentielles comme la séparation des banques de dépôts et d’investissement n’ont toujours pas été établies. Ils sont nombreux à s’accorder sur le fait qu’une nouvelle crise peut intervenir demain, et cette fois-ci, les États n’auront pas forcément les moyens de renflouer les banques. Le poids des marchés financiers n’a pas diminué depuis les crises financières. Chaque jour, sur le marché des changes, 5100 milliards de dollars sont échangés, la taille du secteur bancaire européen est plus de 3,5 fois supérieure au PIB des pays européens…

Le PACTE FINANCE-CLIMAT

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Smiley-9_256_icon-icons.com_62525      (Voir nos articles précédents sur le sujet… et notamment l’article sur la finance « verte » )

 

Novethic – le 15 mars 2018 :

Pour lutter contre le changement climatique, un collectif d’économistes, de scientifiques et de politiques lancent un appel à un pacte destiné à faire reprendre le leadership à l’Europe en matière de finance climat.
Pixabay

‘Pierre Larrouturou et Jean Jouzel lancent un appel pour un « pacte finance-climat » européen. Doter l’Union européenne d’un budget climat, charger la Banque européenne d’investissement (BEI) de financer des projets pour la transition énergétique ou encore aider massivement les pays d’Afrique : ce sont les propositions d’un ambitieux « pacte finance-climat » européen, porté par l’économiste Pierre Larroutourou et le climatologue Jean Jouzel. 

Au moment où les États-Unis se désengagent de l’Accord de Paris sur le climat, l’Europe doit retrouver sa place et sauver le climat. C’est le sens du Pacte finance climat européen (1) présenté jeudi 15 mars à l’Unesco, à l’occasion de la 47ème assemblée plénière du GIEC et de ses 30 ans.

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Le Ministre Nicolas Hulot vient conclure le colloque sur le initié par et Jean Jouzel : « il n’y a pas d’alternative, la finance doit se mettre au service de la lutte contre les changements climatiques ».

Clôture du sommet sur le par ‘il faut indexer la finance au service de l’économie et l’économie au service du bien commun et du monde que nous voulons construire’.

Smiley-9_256_icon-icons.com_62525.png       Voir les articles précédents sur le sujet… et notamment l’article sur la finance « verte »

LA FINANCE VERTE ABONDE SURTOUT L’ÉCOBLANCHIMENT

Reporterre – le 12 décembre 2017 :

Le sommet sur le climat de décembre doit introniser Paris comme capitale de la « finance verte ». Celle-ci développe des dispositifs censés financer la transition énergétique. Problème : ils ne fonctionnent pas vraiment

FINANCE VERTE-ECOBLANCHIMENT.jpgPremier enjeu : trouver de nouveaux financements pour honorer la promesse faite aux pays en développement de 100 milliards de dollars par an à partir de 2020. Mais aussi, réorienter les flux financiers mondiaux des activités fortement émettrices de gaz à effet de serre vers celles de la transition énergétique.

Comment définir le risque climatique ?

Bien que récente, la prise de conscience des impacts du changement climatique chez les investisseurs progresse. Moment fondateur, le discours « La tragédie des horizons », du gouverneur de la Banque d’Angleterre et président du Conseil de stabilité financière, Mark Carney, devant le Lloyd’s of London (marché de l’assurance britannique) le 29 septembre 2015.

Pour la première fois, un banquier « central », de la première place financière mondiale, définit les trois types de menaces que les bouleversements climatiques font peser sur le secteur financier :

  • Les risques physiques, c’est-à-dire les dommages causés par des événements climatiques extrêmes (destructions matérielles, blessures, décès, etc.). « Pour les compagnies d’assurance, certains risques ne seront bientôt plus assurables », précise à Reporterre Philippe Zaouati, directeur général de Mirova, une filiale de Natixis consacrée aux investissements responsables.
  • Les risques en responsabilité, c’est-à-dire les poursuites judiciaires à l’encontre des entreprises extractrices d’énergies fossiles et très émettrices de gaz à effet de serre, et éventuellement de leurs assureurs. « Il y a quelques jours, en Allemagne, la justice a reconnu la légitimité d’un paysan péruvien à porter plainte contre RWE, qu’il estime responsable des impacts du changement climatique dans les Andes, rappelle Anne-Catherine Husson-Traoré, directrice générale de Novethic. Chevron se bat depuis des années pour ne pas payer l’amende de 9 milliards de dollars infligée par le gouvernement équatorien pour avoir pollué l’Amazone. »
  • Les risques de transition, autrement dit le risque financier de « rater le train » de la transition énergétique. « Ce risque a été identifié pour la première fois dans l’étude “Unburnable Carbon” publiée en 2011 par le think tank Carbon Tracker Initiative, indique M. Zaouati. Aujourd’hui, la valeur en bourse des compagnies pétrolières dépend de leurs réserves prouvées en hydrocarbures. Mais si l’on additionne toutes ces réserves, qu’on les extrait et qu’on les brûle, on se dirige vers un réchauffement de 4 à 5 °C d’ici la fin du siècle. Cela signifie que ces compagnies ne pourront pas brûler toutes leurs réserves et que leur valeur boursière est surévaluée. » La dernière étude de Carbon Tracker Initiative s’est ainsi intéressée à l’évolution du secteur du charbon en Europe si l’Union européenne respectait ses engagements de lutte contre le changement climatique. Bilan : 54 % des centrales à charbon européennes perdent actuellement de l’argent et cette proportion pourrait grimper à 97 % en 2030 si elles persistaient dans le « business as usual ». En revanche, un plan de sortie du charbon permettrait d’éviter 22 milliards d’euros de pertes d’ici à 2030.

Globalement, un rapport de la Task Force on Climate-related Financial Disclosures (TCFD) de juillet 2017 évoque la disparition de 2.300 milliards de dollars de valeurs boursières d’entreprises très émettrices de gaz à effet de serre, en particulier dans le secteur pétrolier. Conclusion, « prêter ou investir dans des entreprises très carbonées devient risqué », insiste M. Zaouati.

Comment les investisseurs évaluent-il l’exposition d’une entreprise au risque climatique ?

Cela semble évident : les producteurs d’énergies fossiles sont les plus exposés au risque climatique. Mais plusieurs méthodologies existent pour identifier les mauvais élèves plus discrets, comme l’empreinte carbone. Ainsi, depuis 2003, le Carbon Disclosure

Project (CDP), une ONG britannique, invite les entreprises à répondre à une centaine de questions pour évaluer le volume de leurs émissions de gaz à effet de serre. À ce jour, plus de 5.600 entreprises ont répondu à ce questionnaire. Par ailleurs, le CDP a

Michael Bloomberg.

établi une liste des 100 entreprises les plus polluantes, responsables de plus de 70 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre.

La Task Force on Climate-related Financial Disclosures (TCFD), un groupe de travail créé en décembre 2015 par le conseil de stabilité financière du G20 et présidé par l’homme d’affaires et ancien maire de New York Michael Bloomberg, propose une méthodologie plus élaborée. « Première étape, le calcul de l’empreinte carbone, en tenant compte des trois niveaux d’émissions : celles provoquées par l’activité de l’entreprises, celles liées à l’achat d’énergie, et celles découlant de l’usage des produits fabriqués par l’entreprise, explique Benjamin Jullien, de l’European Climate Foundation.

Mais, comme c’est insuffisant pour faire de la prospective, elle demande aussi à l’entreprise de travailler sur plusieurs scénarios pour le futur, dont un au moins est compatible avec une trajectoire de réchauffement de 2 °C. »

Un exercice complexe, voire impossible.

« Qu’est-ce que cela signifie, d’être compatible avec un scénario 2 °C ? interroge Philippe Zaouati. On sait tout juste mesurer les émissions de gaz à effet de serre d’une entreprise. Celles provoquées par l’activité de l’entreprise et liées à ses achats d’énergie, ça va encore. Mais pour les émissions liées à l’usage des produits, on a déjà plus de mal. »

Par ailleurs, seule la France, par le biais de l’article 173 de la loi relative à la transition énergétique, oblige les grands investisseurs institutionnels à communiquer sur leur gestion du risque climatique. Un premier bilan de cette mesure doit être réalisé mi-2018, pour vérifier si ces investisseurs se plient bien à cette exigence de reporting. Mais, au-delà des frontières de l’Hexagone, rien ne contraint les entreprises à suivre les recommandations de la TCFD. Le groupe d’experts de haut niveau sur la finance durable formé par la Commission européenne fin 2016, dont M. Zaouati est membre, doit rendre un premier rapport en janvier 2018. « C’est une des questions sur lesquelles nous travaillons : faut-il rendre ces recommandations obligatoires au sein de l’Union européenne ? », indique le directeur général de Mirova.

Enfin, faire du reporting est une chose, réduire ses émissions de gaz à effet de serre en est une autre. Tout un travail d’enquête reste à mener pour savoir si les entreprises qui ont réalisé ce type d’étude ont ensuite cherché à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre.

Faire pression, désinvestir… quels leviers d’action pour les investisseurs ?

Première possibilité pour un investisseur qui a placé son argent dans une entreprise à haute teneur en carbone : tout simplement… le retirer. C’est le désinvestissement. « Historiquement, le désinvestissement est porté par des raisons environnementales et éthiques », explique Dominique Blanc, directeur de recherche à Novethic, faisant allusion à la campagne Fossil Free portée depuis plusieurs années par l’ONG 350.org. « Mais aujourd’hui, des acteurs retirent leurs actifs des énergies fossiles car ce ne sont plus des investissements considérés comme rentables. » À ce jour, les investisseurs du monde entier ont retiré plus de 5.500 milliards de dollars d’actifs des entreprises les plus émettrices.

Première cible du désinvestissement : le charbon. En 2015, le groupe français spécialisé dans l’assurance et la gestion d’actifs Axa a ouvert le bal en annonçant son

Une barge à charbon à Paris, en 2011.

intention de retirer ses investissements des entreprises qui tirent plus de 50 % de leur chiffre d’affaires du charbon. D’autres lui ont emboîté le pas, parmi lesquels Allianz, Re Swiss et Scor, qui ont adopté un seuil plus restrictif de 30 %. Le mouvement s’est progressivement étendu aux sables bitumineux — BNP Paribas a déclaré en octobre qu’elle cessait « ses relations avec les acteurs dont l’activité principale est l’exploration, la production, la distribution, le marketing ou le trading de gaz et/ou de pétrole issu des sables bitumineux ». Certains investisseurs ont préféré une stratégie de désinvestissement au cas par cas, comme les fonds suédois AP2 et AP7 qui ont annoncé en juin leur retrait de six sociétés accusées de violer l’Accord de Paris, parmi lesquelles ExxonMobil, Gazprom et TransCanada.

Mais le mouvement de désinvestissement n’est régi par aucun règlement et repose entièrement sur la bonne volonté des acteurs, qui fixent eux-mêmes les règles du jeu. Alors, gare à l’écoblanchiment.

Depuis son annonce de désinvestissement en 2015, Axa a investi 848 millions de dollars dans les développeurs de charbon, d’après un rapport des Amis de la Terre paru en novembre 2017. Pire, « avec un seuil d’exclusion fixé à 50 %, insuffisant, Axa continue de financer des entreprises comme le japonais Marubeni, qui compte pourtant parmi les plus gros développeurs de charbon et prévoit des projets dans des pays où le charbon est absent ou presque. De plus, en ayant étendu sa politique début 2017 aux actifs gérés pour tiers par Axa IM mais toujours pas par AllianceBernstein, Axa continue de soutenir des entreprises comme Adani et NTPC, dont les projets menacent des sites classés au patrimoine de l’Unesco, et d’autres comme PGE et RWE, qui prévoient de nouvelles centrales à charbon au sein même de l’Union européenne », accuse Lucie Pinson, chargée de campagne finance privée aux Amis de la Terre.

Pour Philippe Zaouati, le désinvestissement prend le problème par le petit bout de la lorgnette : « Il envoie un message médiatique fort, ce qui est important. Mais cela n’est pas suffisant. Ce qu’il faut, c’est changer le business model de la finance. » Certains financiers observent que, quand l’on vend des actifs, cela signifie que quelqu’un d’autre les achète.

Pour changer ce business model, les investisseurs peuvent pousser les entreprises pour qu’elles réalisent des reportings climatiques et en tiennent compte. C’est ainsi que le 31 mai, les actionnaires d’ExxonMobil ont adopté à 62 % une résolution réclamant au producteur de pétrole et de gaz un rapport sur le risque climatique qu’il encourt. Là encore, la contrainte a ses limites : en 2015, les actionnaires des compagnies pétrolières BP et Shell, soutenus par les directions, avaient adopté des résolutions similaires. « Le problème, c’est que deux ans après, on n’y est toujours pas. Les stratégies des deux compagnies nous maintiennent sur une trajectoire de réchauffement de 3 à 5 °C », déplore Benjamin Jullien. Mais face à des directions qui ne veulent rien entendre, les investisseurs peuvent aussi voter contre les rémunérations des dirigeants, voire contre le renouvellement de leurs mandats, rappelle Novethic dans un rapport paru en décembre. Voire refuser d’approuver les comptes de l’entreprise ou porter plainte contre elle. ExxonMobil en a déjà fait les frais, soupçonné d’avoir financé des études climatosceptiques et d’avoir dissimulé ses risques à ses actionnaires, et contraint en novembre 2015 par le procureur de New York de livrer sa comptabilité à la justice.

Désinvestir, d’accord… mais où replacer l’argent ?

D’après un rapport d’Attac sur la finance verte paru en décembre, plusieurs milliers de milliards de dollars annuels sont nécessaires pour mener à bien la transition énergétique. Pour aiguiller les investisseurs vers des entreprises aux activités plus durables, de nouveaux labels (Nordic Ecolabel dans les pays scandinaves, FNG dans les pays germanophones, Luxflag au Luxembourg) apparaissent. Le label français Teec, pour « transition énergétique pour le climat », indique ainsi que 75 % d’un portefeuille est investi dans des actifs verts et qu’il exclut les énergies fossiles et nucléaire.

Autre pilier du réinvestissement, les obligations vertes, dont les émissions pour 2017 sont estimées à 130 milliards de dollars (soit 0,1 % du marché obligataire). Ces emprunts obligataires (non bancaires), émis sur les marchés financiers par des entreprises, des banques de développement, sont régis par les Green Bond Principles (GPB) censés garantir leur qualité environnementale.

Mais là encore, méfiance. Dans son rapport, Attac pointe le fait qu’aucune liste des projets financés par le Teec n’a encore été publiée. Pire, certaines obligations vertes abondent des chantiers néfastes pour les peuples et l’environnement.

Par exemple, l’émission obligataire de 2,5 milliards d’euros d’Engie, en 2014, utilisée pour le financement de grands barrages en Amazonie et qui ont entraîné déforestation et inondations. La compagnie pétrolière espagnole Repsol a même recouru à l’émission d’une obligation de 500 millions d’euros pour prolonger la durée de vie de ses raffineries… La route est encore longue pour une véritable réorientation des flux financiers vers la transition énergétique.

IL N’Y A PAS DE SOLUTION TECHNOLOGIQUE à LA CRISE ÉCOLOGIQUE

Reporterre – le 30 août 2017 :

Scientisme1S’il est un élément de notre mythologie moderne qui, face à la crise écologique, entretient la confiance collective et légitime l’action des uns et unes — et surtout l’inaction des autres —, c’est bien la croyance largement partagée et régulièrement entretenue que le salut viendra des avancées scientifiques et de l’innovation technologique : « Citoyens, ne changeons rien ; high-techs, green-techs, smart-techs, biotechnologies, nanotechnologies, etc., règleront nos soucis. »

L’hypothèse d’un tel deus ex machina venant dénouer le drame environnemental semble pourtant improbable. Mais comme les technologies de pointe fascinent cb9ac2ee4c18898a74323c3ead322d49--computer-jokes-le-morald’autant plus que leurs prouesses et leurs produits échappent par leur complexité à la compréhension commune, la fuite en avant technologique ne manque pas de zélateurs.

Comment ne pas questionner la pertinence d’une stratégie qui entend résoudre par un surcroît d’innovation technique les problèmes posés par les développements techniques passés ? L’histoire montre que les « solutions technologiques » aux problèmes d’ordre sociétal conduisent souvent davantage à une transposition ou à une mutation des problèmes initiaux qu’à leur disparition : on défait le nœud ici, mais il se reconstitue là-bas. On opère ainsi ce que les Anglo-saxons appellent un cost shifting, c’est-à-dire un déplacement des coûts et des impacts dans le temps ou dans l’espace, leur report d’un secteur d’activité à un autre, et/ou un changement du type et de la nature de ces impacts.

Ce que nous offrent les « solutions » high-tech, c’est une diversification de l’éventail des nuisances

arton12888-ee9d7Si on prend l’exemple du changement climatique, les « solutions » high-tech proposées pour le secteur des transports [1] dans l’espoir de grignoter à la marge quelques points de rendement impliquent une complexification toujours plus poussée des moteurs thermiques, une informatisation des véhicules [2], ou encore le passage à des véhicules hybrides et électriques. Or si, dans le périmètre étroit « du réservoir à la roue », certains impacts environnementaux (émissions polluantes et gaz à effet de serre [GES]) s’en trouvent améliorés, ceux liés à la phase de production en amont sont accentués (notamment les impacts des industries extractives, du fait du recours croissant à des minerais et terres rares pour les composants électroniques, au lithium pour les batteries, etc.). En aval, le processus de recyclage est compromis par la complexité accrue des composants et des matières (alliages), qui empêche d’identifier, de séparer et de récupérer facilement les matières premières. Si bien que le bilan global et systémique — celui qui importe véritablement — de ces innovations est loin d’être évident [3].

Dans le cas des véhicules électriques, les impacts liés à la phase d’utilisation sont par ailleurs « transférés » au secteur de la production d’électricité, auquel on demande de faire face à une demande supplémentaire tout en réduisant si possible ses propres impacts sectoriels. Or dans ce secteur de la production d’électricité, les « solutions » technologiques consistent là encore à substituer aux émissions de gaz à effet de serre des impacts, des risques et des problèmes de nature différente : déchets radioactifs et risques nucléaires ; occupation des sols, modification des paysages et fiabilité réduite du réseau électrique pour les énergies renouvelables intermittentes, etc.

L’analyse peut être répliquée pour presque tous les secteurs : en fin de compte, ce que nous offrent les « solutions » high-tech, c’est surtout une diversification, un élargissement de l’éventail des nuisances, des risques et des impacts environnementaux entre lesquels l’arbitrage devient chaque jour plus délicat, à mesure que se renforce le caractère multidimensionnel, global et systémique de la crise écologique [4].

Il est aujourd’hui nécessaire et urgent de s’extraire du fétichisme de l’innovation technologique

Mais les discours rationnels ont rarement prise sur les croyances, qui relèvent moins du domaine de la conviction que de la conversion. L’escalade technologique s’annonce pourtant de plus en plus laborieuse et de moins en moins profitable : en tous domaines, les « solutions » déjà apportées étant généralement celles qui étaient les plus efficaces et accessibles (techniquement et économiquement), il reste à se tourner vers celles qui sont plus complexes, moins rentables, moins évidentes à mettre en œuvre. Les gisements d’amélioration s’amenuisent et, hormis dans de rares cas où surviendraient des ruptures technologiques, il faut s’attendre à des gains marginaux de plus en plus faibles et de plus en plus coûteux — lesquels, en l’absence d’une remise en question de notre imaginaire social et de nos systèmes de besoins, risquent toujours d’être grignotés voire annulés par des effets rebonds.

Aussi, il est aujourd’hui nécessaire et urgent de s’extraire du fétichisme de l’innovation technologique — laquelle sert essentiellement la logique croissanciste d’un système économique dysfonctionnel et moribond. Face aux défis de notre époque, l’imagination et l’inventivité demeurent indispensables ; mais plus que de les mettre au service d’un développement de nos potentialités techniques dont on oublie d’interroger le sens et la finalité, c’est autour d’une refondation de l’activité politique et de l’organisation socioéconomique, autour de l’expérimentation de nouvelles formes de vivre-ensemble, qu’il s’agit de les déployer.


Les technologies bouleversent le quotidien pour mieux conserver le système

Reporterre – le 29 mars 2017 :

« Il faut tout changer pour que rien ne change. » Cette formule célèbre de l’écrivain sicilien Tommasi dans Le Guépard résume la frénésie d’innovation des dirigeants politiques.(…)

Ne pas se laisser intimider par le prestige de l’activité scientifique

C’est précisément cette dynamique qu’il faut interrompre pour « changer le monde ». Comment peut-on prétendre répondre aux urgences de la destruction de la planète tout en finançant, par des fonds publics, des recherches qui visent directement à augmenter la production et la circulation de marchandises high-tech sur la surface du globe ?

Ces dernières années, l’Union européenne a dépensé plus de 240 millions d’euros de fonds publics pour des recherches sur les véhicules connectés et autonomes ; en France, l’Agence nationale de la recherche (ANR) en a fait une priorité de son Plan d’action 2017. L’industrie de l’automobile, qui va renouveler tout le parc automobile, a de quoi se réjouir, comme les acteurs du big data. Mais les chauffeurs de taxi et de transports en commun ont-ils demandé à se voir exproprier de leur métier par la conduite automatique ? Qu’en pensent les conducteurs de véhicules déjà bardés d’électronique et de moins en moins réparables qui seront tracés dans leurs déplacements par leur assureur, leur employeur et toute une caravane de marketeurs ?

Ces dernières années, l’Union européenne a dépensé plus de 240 millions d’euros pour des recherches sur les véhicules connectés et autonomes.

La « voiture autonome » n’est qu’un petit exemple, déclinable à l’envi à propos des robots, des capteurs, des objets connectés… Le coût humain et écologique de l’électronique est déjà insoutenable. C’est en partie du fait de sa voracité en métaux que la production mondiale de minerais, la plus ravageuse des industries, a bondi de 60 % entre 2000 et 2012. Les rapports alarmants se multiplient sur les pollutions irrémédiables des usines (…)

C’est dans les laboratoires de recherche, publics et privés, que se joue la poursuite de cette déferlante kaléidoscopique de technologies qui révolutionne notre quotidien pour mieux conserver le système. C’est pourquoi les luttes anticapitalistes et écologistes doivent se donner les moyens de contester ces activités sans se laisser intimider par le prestige de l’activité scientifique. La recherche est actuellement dominée par un programme général d’artificialisation des conditions d’existence, et cela n’a rien d’inéluctable. La soif de connaissance des chercheurs qui, de plus en plus précaires et atomisés, subissent cette recherche productiviste en constante accélération, pourrait s’appliquer à toute autre chose qu’à développer l’intelligence artificielle, construire des êtres vivants génétiquement modifiés, fabriquer des robots, travailler à l’interconnexion généralisée ou créer des nano-objets. Mais pour cela, les programmes de recherches doivent cesser d’être un trou noir de la démocratie, socle intouchable des politiques de croissance, qu’elles soient néokeynésiennes ou néolibérales. Bien sûr, cela changerait tout. N’était-ce pas le but ?

LA RÉGRESSION ACCÉLÉRÉE DU DROIT DE L’ENVIRONNEMENT

Reporterre – le 6 décembre 2016 :

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Le livre du juriste Gabriel Ullmann est essentiel car il révèle une tendance lourde et inquiétante : les grands principes du droit de l’environnement sont peu à peu remis en question par des réformes actant un recul constant des contraintes subies par l’industrie.

Voici un ouvrage essentiel écrit par un juriste qui n’est pourtant pas universitaire et dont la connotation critique est remarquable : il associe une connaissance exhaustive de la matière avec une capacité d’analyse allant au-delà du positivisme traditionnel des juristes commentateurs de textes.

L’analyse des textes adoptés en droit de l’environnement depuis une dizaine d’années est menée de façon à la fois savante et impitoyable. Elle souligne le sens politique des réformes adoptées. Face à la fonction contraignante du droit de l’environnement, les gouvernements successifs, et en particulier celui de la majorité socialiste, se sont efforcés d’assouplir systématiquement les dispositions de prévention et de protection au profit de l’industrie et du monde économique, et ceci au nom d’une supposée « simplification » qui, paradoxalement, n’a fait que contribuer un peu plus à l’obésité du code de l’environnement, devenu illisible pour le simple citoyen.

Le plus grave concerne les atteintes au droit au recours contentieux, fondement de l’État de droit

Car, derrière ces réformes successives qui alimentent l’obsolescence de ce droit, il y a un postulat idéologique implicite, à savoir que la régression du droit de l’environnement doit permettre de « libérer la croissance », dont les taux stagnent depuis de nombreuses années pour des raisons tout autres que juridiques.

En fait, tous les acquis constituant les grands principes du droit de l’environnement ont été insidieusement remis en question par des réformes d’apparence parfois technique, mais actant toujours un recul des contraintes subies par l’industrie. Qu’il s’agisse des règles préventives comme celle de l’autorisation préalable remplacée par celle de l’enregistrement et de la déclaration, de l’évaluation d’impact environnemental préalable à tout projet d’aménagement dont le champ d’application a été restreint, des procédures d’information du public et de participation, du principe de non-rétroactivité des actes administratifs interprétés comme conférant des droits acquis aux exploitants ou encore des réformes successives de la nomenclature des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE), tout va dans le même sens, à savoir donner de l’air au monde économique en dehors de toute considération effective de protection de l’environnement.

Mais le plus grave concerne les atteintes au droit au recours contentieux, fondement de l’État de droit. Ce droit, reconnu depuis longtemps par la loi et la jurisprudence, est l’objet de restrictions de natures diverses visant à empêcher les administrés de saisir la justice administrative pour faire annuler des décisions administratives jugées illégales par les requérants. Le raccourcissement du délai de recours contentieux de 4 ans à l’origine à 2 mois en matière d’ICPE en constitue un bon exemple, comme l’est, en droit de l’urbanisme, l’interdiction de saisine du juge administratif par les associations constituées après la date de délivrance d’une autorisation d’urbanisme.

Un signal d’alarme qui doit faire réfléchir ceux qui prennent au sérieux le combat écologique

En droit de la protection de la nature, il en va de même avec la multiplication des autorisations de destruction d’espèces protégées liées à des projets d’aménagement déclarés d’utilité publique comme dans l’affaire du projet de Notre-Dame-des-Landes, et ceci en violation manifeste du droit européen.

Malgré le principe de non-régression du droit de l’environnement acté récemment par la loi relative à « la reconquête de la biodiversité » (!), la pratique administrative et jurisprudentielle va à l’opposé !

Le processus de démembrement actuel du droit de l’environnement, à l’heure des discours ronflants des COP21 et 22, est un signal d’alarme qui doit faire réfléchir ceux qui prennent au sérieux le combat écologique mené en Europe depuis quarante ans.

Plus que jamais, au fur et à mesure de l’aggravation de la crise écologique, la schizophrénie provoquée chez nos dirigeants par la religion du développement technique et économique à tout prix deviendra intenable.

COMMENT S’ENRICHIR EN PRÉTENDANT SAUVER LA PLANÈTE

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BASTA – le 20 juin 2012 :

La planète, nouvel objet à but lucratif ? Demain, des ONG pourront acheter des quotas de baleines pour les protéger. Les parcs naturels pourront être évalués par des agences de notation. Les performances des forêts en matière de recyclage du carbone seront quantifiées. Des produits financiers dérivés vous assureront contre l’extinction d’une espèce. « Nous sommes en train d’étendre aux processus vitaux de la planète les mêmes logiques de financiarisation qui ont causé la crise financière », dénonce le chercheur Christophe Bonneuil, à l’occasion de la conférence Rio+20. Entretien.

Basta !  : Cela fait vingt ans, depuis le sommet de la Terre à Rio en 1992, que l’on se préoccupe davantage de la biodiversité. Quel bilan tirez-vous de ces deux décennies ?

Christophe Bonneuil [1] : Ce qui a été mis en place en 1992 n’a pas permis de ralentir la sixième extinction actuellement en cours [2]. Le taux de disparition des espèces est mille fois supérieur à la normale ! Cette érosion de la biodiversité est essentiellement due à la destruction des habitats naturels, à la déforestation, aux changements d’usage des sols. La Convention sur la diversité biologique (CDB) adoptée à Rio il y a vingt ans se souciait certes de la biodiversité, mais son premier article indique clairement que la meilleure façon de la conserver suppose le partage des ressources liées à son exploitation. Il s’agit donc de conserver la biodiversité par la mise en marché de ses éléments, à savoir les « ressources génétiques ».

La CDB entérine dès cette époque la notion de brevets sur le vivant. Les textes préfigurent déjà un modèle marchand qui pense que l’on ne conserve bien que ce qui est approprié, breveté et marchandisé. Tout en mettant en avant qu’une partie de ces profits seront redistribués par un mécanisme de partage des avantages vers les communautés locales. Mais il a fallu plus de quinze ans pour qu’il y ait un accord sur ce mécanisme, lors de la conférence des parties sur la biodiversité à Nagoya en 2010. Il semble que les firmes n’étaient pas pressées d’avoir un mécanisme qui contrôle le retour des royalties vers les populations locales.

Les États se sont-ils donnés les moyens de préserver la biodiversité ?

Il n’existe pas de fonds mondial que chaque État ou une taxe mondiale sur les biotechnologies auraient pu abonder. Les États ont misé exclusivement sur la bioprospection [3] des firmes pharmaceutiques. Un des contrats les plus médiatisés a été celui qui liait la multinationale allemande Merck à INBio, l’Institut national de la biodiversité au Costa Rica. Inbio devait fournir à Merck les substances chimiques extraites des plantes et les insectes prélevés au Costa Rica. En contrepartie, Merck versait 500 000 dollars par an, ce qui permettait à INBio d’avoir des ressources pour financer ses actions de conservation. Cet accord a fait énormément de bruit mais il n’a pas été suivi par beaucoup d’autres initiatives de ce type. Les grandes entreprises comptent davantage sur les énormes banques de molécules dont elles disposent, pour innover en laboratoire. Le paradigme de Rio 92, de conservation de la biodiversité par la bioprospection et la biotechnologie, créant un nouveau marché des ressources biologiques tout en rémunérant les communautés locales pauvres a fait la preuve de ses limites.

Concrètement, comment se déroule cette privatisation de la protection de l’environnement ?

Un accord financier a par exemple été signé en mars 2008 entre une société financière, Canopy Capital, et la réserve nationale d’Iwokrama au Guyana, dans la forêt amazonienne. En échange d’un versement annuel de 100 000 dollars finançant des actions de conservation de la réserve, Canopy Capital n’a pas acheté la terre en tant que telle, mais les droits sur les services écosystémiques de la réserve. Autrement dit, les droits sur le maintien de la pluviosité dans la région, sur le stockage de l’eau, sur la rétention du carbone, et éventuellement sur l’effet modérateur sur le climat. La réserve s’étend sur 371 000 hectares, sur lesquels vivent 7 000 habitants.

D’autres accords de ce type sont amenés à se multiplier, soumettant ainsi des parcs naturels aux logiques des « partenariats public-privé ». Avec cet investissement, Canopy Capital espère ensuite vendre des crédits carbone, des crédits biodiversité ou des crédits liés à d’autres services écosystémiques, soit dans le cadre de marchés volontaires (engagement d’une entreprise pour son image de marque), soit dans le cadre de marchés régulés tels les « mécanismes de développement propre » du protocole de Kyoto. Par exemple, si Coca-Cola souhaite compenser ses émissions polluantes, elle pourra financer une action de conservation au Guyana en payant un service à Canopy Capital.

D’autres marchés se développent-ils pour spéculer sur l’écologie ?

À côté des marchés institués par l’action publique (Mécanisme de développement propre de la convention climat, Emission Trading System européen sur le carbone, etc.), des marchés volontaires ont le vent en poupe. Ils témoignent de la privatisation des normes et des politiques environnementales aujourd’hui, alors que l’action publique internationale est enlisée au regard de l’échec de Copenhague, du manque d’ambition de Rio+20, ou de la crise financière des agences de l’ONU. Une foule de bureaux d’étude d’experts, de cabinets d’audit, de chercheurs et de sociétés bancaires se démènent pour codifier des standards, des unités de mesure et des règles d’échange pour ces marchés volontaires.

Ces marchés permettent à des entreprises dont les activités ont des impacts environnementaux désastreux de les compenser pour restaurer à bon compte leur image auprès des consommateurs, des actionnaires ou des bailleurs (montée de critères « verts » dans la notation financière), soit en conduisant elles-mêmes un projet autour de leurs sites industriels (minier par exemple, comme le fait le géant Rio Tinto) soit en finançant par du mécénat ou des achat de crédits une opération de conservation ailleurs dans le monde.

Cela tend à imposer l’idée que tous les milieux, tous les écosystèmes sont substituables les uns aux autres…

En ayant la possibilité de compenser un dégât en un lieu par une « réparation » ailleurs, où cela coûte moins cher, on est dans une logique de flexibilité, de délocalisation. C’est comme si tous les processus naturels pouvaient être ramenés à une seule grandeur monétaire globale… alors que, dans le cas de la biodiversité notamment, sa nature est profondément liée à des espaces, des pratiques et des cultures qui sont très divers. C’est justement ce qui maintient la biodiversité. Mais à la différence du marché du carbone qui entre dans le cadre des mécanismes de développement propre sous l’égide de l’ONU, les crédits biodiversité seront encadrés par des normes et des certificateurs privés.

Il y a notamment une proposition faite par des économistes d’un marché des droits à pêcher la baleine [4]. Ils estiment que plus d’un millier de baleines sont pêchées chaque année, malgré les accords internationaux, ce qui représenterait un marché mondial de 35 millions de dollars. En ramenant cette somme à l’animal, ils évaluent le coût de la baleine à préserver entre 13 000 et 85 000 dollars. Ils ont également calculé que les grandes ONG environnementales dépensaient 25 millions de dollars dans leur campagne de lutte contre la chasse à la baleine. Soit presque autant que ce que vaudrait le marché.

Ces économistes proposent donc à ces ONG d’utiliser leurs fonds dédiés au lobbying pour acheter des quotas de baleines. Elles paieraient pour la conservation, en faisant par exemple des souscriptions auprès du public et des États, ce qui permettrait aux pêcheurs d’être rémunérés sans pêcher. Cette proposition illustre bien l’idéologie ambiante : il faut transformer la nature en marché pour mieux la conserver. Et il faut transformer les activistes faisant du travail politique en simples clients sur un marché.

A quels autres « services rendus » par la nature s’intéressent les investisseurs ?

Depuis les années 1990 aux États-Unis, il existe une sorte de marché national de la compensation qui permet à un « développeur », lorsqu’il crée un supermarché sur une zone humide dans un État américain, de « compenser » la dégradation environnementale causée en payant une action de conservation dans une autre zone humide à plusieurs centaines de kilomètres. L’opérateur qui lance cette restauration écologique (nommé « banque » de compensation) vend de son côté ses « crédits » à divers développeurs qui ont besoin de « compenser » les effets négatifs de leurs activités. Ces crédits correspondent à des surfaces de tel habitat dans tel état écologique, ou bien en nombre de couples de telle espèce protégée.

Ces critères de calcul de l’équivalence entre l’impact d’un projet de « développement » et ce qu’il faut acheter pour compenser sont plus ou moins encadrés par l’Agence de protection environnementale américaine. Aux États-Unis, ce marché de la biodiversité représente 80 000 hectares, plus 400 banques de zones humides et d’espèces protégées, et 3 milliards de dollars de chiffres d’affaires. Plusieurs projets visent à développer de tels marchés, réglementés ou volontaires, au niveau mondial.

Après le marché carbone, on envisage donc un marché international de la biodiversité ?

Le projet le plus abouti serait d’aligner le secteur de conservation de la nature sur le modèle des marchés du carbone et du mécanisme REDD [5]. L’initiative « Biodiversity ans Business Offsets Programme » [6] travaille à la promotion d’un marché international de la compensation financière de la biodiversité qui soit analogue aux mécanismes existant pour les gaz à effet de serre. Il comprend parmi ses membres des ONG comme le WWF, The Nature Conservancy ou Conservation International, des entreprises comme Inmet Mining, des banques comme la Caisse des dépôts et consignations, le Global Environmental Fund ou la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), et des départements ministériels d’une quinzaine de pays, dont le ministère de l’Écologie en France.

Le but était de mettre en place des méthodologies faisant en sorte que, par exemple, quelqu’un qui dégrade un écosystème en Louisiane puisse restaurer une mangrove au Gabon. Mais l’initiative n’a pas énormément avancé. Avec les crises de 2008-2009, l’espoir d’un marché mondial réglementé de la biodiversité se fait plus lointain. Ce qui avance bien plus plus vite, ce sont les études pilotes pour harmoniser les techniques de quantification et de monétarisation de la biodiversité et des écosystèmes. En toile de fond se dessine un mouvement spéculatif de prospection et d’achat de terres à forte valeur en « services écosystémiques », qui pourrait prolonger la ruée de ces dernières années sur les terres pour produire des agrocarburants.

Vous évoquez la mise en place de « produits dérivés biodiversité, où l’on pourrait spéculer sur la disparition d’espèces comme d’autres ont spéculé sur l’écroulement des subprimes »… C’est à dire ?

Tout échange marchand de tout type de services liés aux écosystèmes comporte des risques : que le service ne soit pas rendu, qu’un aléa climatique ou écologique survienne, etc. Pour sécuriser les marchés émergents des services écosystémiques, on recourt donc à des assurances. C’est le début de marchés dérivés et de la possibilité de parier sur la disparition de telle zone ou de telle espèce pour toucher l’assurance, ou faire monter le cours de tel produit financier dérivé. Avec le carbone, les forêts et autres « services écosystémiques », on est en train d’étendre à des processus vitaux de notre planète les mêmes logiques de financiarisation qui ont causé la crise financière de 2008…

Tout cela se déroule dans un contexte où l’ONU a de moins en moins de volonté politique et ne fonctionne que par des partenariats public-privé, où la communauté politique internationale n’a plus les moyens d’agir. Elle dit aux entreprises : aidez-nous à sauver la planète. Depuis le sommet de Johannesburg en 2002, on a officiellement intronisé les entreprises comme des acteurs légitimes dans l’effort international de protection environnementale. Mais pour que les entreprises sauvent la planète, il est impératif pour leurs actionnaires que cette activité devienne lucrative. Et donc on s’ingénie, dans les agences de l’ONU ou à la Banque mondiale, à instaurer de nouveaux marchés de la nature.

Fini, les taxes, les parcs ou les régulations publiques, on ne jure plus que par les « instruments de marché » : paiements, enchères, marchés de droits à polluer et de compensation, prêts hypothécaires basés sur la nature… comme la bonne façon « innovante », souple et efficace de gérer l’environnement et de « sauver la planète ». De même qu’il y a un projet néolibéral pour l’eau, les services ou pour l’éducation, on voit bien ici se dessiner les contours du projet néolibéral pour financiariser la gestion de l’ensemble de la biosphère et l’atmosphère… Et il y a de bonnes raisons de s’y opposer !

Notes

[1Christophe Bonneuil est chercheur au Centre Koyré, CNRS, et membre de la commission écologie et société d’Attac. Il a participé à la rédaction de l’ouvrage : La nature n’a pas de prix, les méprises de l’économie verte, publié par l’association Attac, éd. Les liens qui libèrent, 2012.

[2Après les cinq extinctions massives qui ont marqué la planète, des extinctions préhistoriques à celles de nombreuses espèces liées à la colonisation de nouveaux territoires par l’être humain, en Amérique ou dans le Pacifique.

[3La bioprospection est l’inventaire et l’évaluation des éléments constitutifs de la diversité biologique ou biodiversité d’un écosystème particulier.

[4Article de Nature du 12 janvier 2012.

[5« Reducing emissions from deforestation and forest degradation in developing countries », ou réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts dans les pays en développement, lire notre article.

[6Voir le site officiel.

BIODIVERSITÉ : « IL FAUT STOPPER LA FINANCIARISATION DE LA NATURE ! »

Basta – le 16 octobre 2012 :

Biodiversité : « Madame Batho, il faut stopper la financiarisation de la nature ! »

arton2708Peut-on confier aux marchés financiers la préservation des écosystèmes et de la biodiversité ? Verrons-nous bientôt en Europe des centaines de banques de « compensation biodiversité », vous proposant d’investir dans une forêt primaire ou une espèce menacée ? C’est à ces questions que doit répondre la ministre de l’Écologie Delphine Batho, à la Convention de l’Onu sur la biodiversité (COP11) qui se déroule en Inde. Le gouvernement français soutiendra-t-il la transformation de la nature en registre comptable ?

La ministre de l’Écologie, Delphine Batho, doit s’exprimer lors de la convention de l’Onu sur la biodiversité (COP11 [1]) qui se déroule actuellement à Hyderabad en Inde. Quelle sera la position du gouvernement français sur la « conservation de la biodiversité » et ses financements ? Ceux-ci sont destinés en priorité aux pays les plus pauvres économiquement, souvent les plus riches en termes de biodiversité (comme la République démocratique du Congo). Ils doivent permettre la mise en œuvre des décisions prises lors de la précédente conférence de Nagoya (Japon). Ces décisions visent à stopper d’ici 2020 l’érosion de la biodiversité et à assurer le « partage juste et équitable » des ressources génétiques [2]. La signature du « plan stratégique » avait d’ailleurs été conditionnée à ce que les pays, notamment « industriels », accroissent substantiellement leurs contributions.

Or, ces financements restent pour le moment largement insuffisants. Les pays du Nord s’abritent derrière la débâcle économique actuelle pour ne pas les augmenter. Il n’est pas acceptable que la transition écologique soit rendue impossible en raison de politiques d’austérité. La biodiversité, les écosystèmes, la nature sont des biens communs de l’humanité. Leur protection nécessite des financements publics, mondiaux, assurés par des taxes globales.

« Utiliser le business pour protéger l’environnement »

A Hyderabad, la brûlante question des financements ne se limite pas à celle des montants. Leur provenance, les modalités et mécanismes pour les recueillir sont tout aussi importants. Sous prétexte des échecs – avérés – des politiques menées depuis des dizaines d’années pour enrayer l’érosion de la biodiversité, de nombreux pays, institutions internationales (Banque Mondiale, PNUE, Union Européenne etc.), banques et entreprises multinationales, semblent avoir décidé de remplacer les législations et régulations environnementales par des dispositifs et instruments de marché.

Les documents préparatoires à la COP11 multiplient les références aux « instruments financiers innovants », à la « compensation biodiversité » et aux « paiements pour services écosystémiques ». Un échappatoire que les pays donateurs utilisent pour ne pas s’engager sur des financements publics satisfaisants et contraignants. Niant la complexité, l’unicité et l’incommensurabilité des écosystèmes, cette approche transforme les écosystèmes et les services qu’ils rendent en actifs financiers comparables, quantifiables et échangeables sur des marchés. Pour le plus grand bonheur d’une finance privée en mal de valorisation financière.

Les forêts ? Une simple addition de stocks de carbone, de stations d’épuration d’eau douce et d’abris pour espèces en danger ! La préservation de ces fonctions écologiques serait liée à des décisions d’acteurs financiers et d’entreprises privées. Des dispositifs inefficaces et dangereux, comme le montre l’exemple du commerce du carbone. Et qui ouvrent la porte à une forme de « business as usual », où seul ce qui est financièrement rentable sera protégé.

L’Union Européenne est un des principaux promoteurs de cette financiarisation de la nature. Le commissaire à l’Environnement de l’Union Européenne, Janez Potocnik, a récemment déclaré vouloir généraliser la « comptabilité du capital naturel ». Il souhaite travailler avec la Banque européenne d’investissements (BEI) pour créer des instruments financiers qui facilitent l’investissement privé dans la biodiversité. Et considère d’ailleurs plus généralement qu’il faudrait « passer d’une situation où l’environnement était protégé du business, au fait d’utiliser le business pour protéger l’environnement » !

Des crédits et marchés dédiés à la biodiversité

Les déclarations de Janez Potocnik ne sont pas des paroles en l’air. L’Union Européenne a établi des préconisations en ce sens et les expérimente dans bon nombre de politiques publiques. L’exemple le plus éloquent : le marché du carbone européen qui, malgré ses défaillances internes et son inefficacité incontestable, est érigé en modèle par l’UE. L’Europe utilise des fonds publics pour encourager d’autres États à mettre en œuvre des marchés du carbone similaires.

Le marché carbone européen est pris en exemple pour la biodiversité. La Commission européenne a rédigé une initiative peu connue, appelée « EU habitat banking », qui met l’accent sur de nouveaux systèmes de compensation biodiversité. Concrètement ? Des entreprises dont les activités détériorent la biodiversité ou les écosystèmes pourraient acheter ces certificats sur des marchés dédiés afin de « compenser » leurs activités néfastes. La Commission Européenne souhaite fixer un objectif d’ « aucune perte nette » (no net loss) de biodiversité : un bout de biodiversité détruit ici est considéré comme équivalent d’un autre bout ailleurs. Que ce soit en termes d’espèces, de structure des habitats, du fonctionnement des écosystèmes, voire même de l’utilisation et des valeurs culturelles qui leur sont associées.

Bientôt des centaines de banques de « compensation biodiversité » ?

Le gouvernement français soutient-il ces projets ? En septembre, lors de la Conférence Environnementale, le premier Ministre Jean-Marc Ayrault a annoncé une loi cadre sur la biodiversité pour 2013 et la création d’une agence nationale de la biodiversité. La biodiversité « constitue un capital qui permet le développement de très nombreuses activités économiques », a-t-il précisé… Est-ce l’annonce que la loi cadre incorporera des dispositifs facilitant la financiarisation de la nature ? A l’image du Royaume-Uni, la France va-t-elle faire évaluer par un cabinet d’expertise privé la valeur monétaire de ses écosystèmes et des services qu’ils nous rendent chaque année ?

La France est déjà concernée par des projets de ce type puisque la Caisse des dépôts et consignations (CDC), institution financière publique, a créé une filiale, la CDC Biodiversité, dans la perspective de fournir des crédits de compensation à des maîtres d’ouvrage dont les activités érodent l’environnement. Si la France est encore loin des centaines de banques de compensation existants aux États-Unis, il est prévu que la construction de l’aéroport de Notre-Dame des Landes – qui va nécessairement détruire la biodiversité de cette région de bocage – soit compensée en terme de biodiversité. Des logiques de compensation des zones humides sont également envisagées pour la partie française de la ligne à grande vitesse Lyon-Turin.

La « compensation biodiversité » va-t-elle être stoppée ? Ou au contraire, le gouvernement français va-t-il encourager, en France, en Europe et à l’échelle mondiale, des mécanismes qui mettent l’avenir et la préservation des écosystèmes dans les mains des acteurs et marchés financiers ? Ceux-là mêmes qui nous ont conduit dans le marasme économique actuel.

Notes

[111ème Conférence des Parties de la convention de l’ONU sur la biodiversité

[2A l’occasion de la COP10, ont été adoptés le Protocole de Nagoya sur l’accès aux ressources génétiques et le « partage juste et équitable » des avantages qui en découlent ; le Plan stratégique 2010-2020 visant à stopper l’érosion de la biodiversité ; et la Stratégie de financement visant à augmenter les niveaux actuels d’aide publique au développement (APD) en soutien à la conservation de la biodiversité.

LA LOI SUR LA BIODIVERSITÉ REFLÈTE UNE VISION UTILITARISTE DE LA NATURE

Reporterre – le 31 août 2016 :

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Promulguée le 8 août, la loi Pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages semble dérisoire à l’auteur de cette tribune au regard de l’ampleur planétaire de l’extinction des espèces.

Si la loi reconnait le principe du « préjudice écologique », elle ouvre la porte à la compensation, qui est « en pratique un droit à détruire ».

L’objet de cette loi, en date du 8 août 2016, est relatif à « la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages », rien moins ! Il faut souligner ici le terme de « reconquête », dont la prétention est quelque chose d’extraordinaire au regard du désastre en cours, alors qu’il aurait fallu plutôt parler plus modestement de lutte contre les causes de dégradation. Mais déjà, se focaliser sur les causes, c’est commencer une démarche difficile à imaginer en raison des enjeux sociétaux et économiques qui se cachent derrière un tel texte. L’expérience de ces dernières années montre, de ce point de vue, que l’on ne peut prétendre protéger la nature sans remise en question de l’imaginaire collectif relatif à la croissance et sans porter atteinte aux intérêts économiques dominants.Plusieurs remarques d’ordre juridique sont à faire avant d’aborder le contenu même de la loi. Une fois de plus, les auteurs tombent dans le travers quantitatif propre à la majorité des textes adoptés depuis quelques années. La loi ne compte pas moins de 174 articles, dont certains apparaissent fort longs et difficiles à lire. Comme si l’importance du sujet exigeait cette dérive quantitative alors que, comme jadis, les textes de loi brefs et concis devraient privilégier leur compréhension et leur appropriation par les administrés. Il y a là une conception bureaucratique de la loi qui tient de la circulaire et tombe dans le travers de ce que le Conseil d’État appelle à juste titre « le droit bavard ».

Des détails insignifiants sont privilégiés qui ne relèvent pas de la loi et ceci au détriment de la rigueur intellectuelle des concepts juridiques fondant les règles de droit. On peut citer à cet égard par exemple l’interdiction des cotons-tige à partir de 2020 par l’article 124 alors qu’aucune disposition législative du Code de l’environnement n’interdit les emballages inutiles.

Une conception utilitariste et anthropocentrée de la nature

En ce qui concerne le contenu même de ce texte, il faut souligner son côté assez dérisoire au regard de l’ampleur planétaire de la chute de la biodiversité qui constitue un processus sans précédent d’extinction massive des espèces vivantes sur Terre.

Les fameux principes formulés à l’article 1 modifiant l’article L.110-1-II sont les plus importants dans ce texte, mais n’ont souvent aucune valeur normative, tel celui des « services » (sous-entendu à l’économie) rendus par la nature, qui relèvent d’une conception purement utilitariste et anthropocentrée de cette dernière. Son corollaire paradoxal voudrait que les éléments de la nature qui ne rendent aucun service n’aient pas à être protégés !

Par contre, la phrase : « éviter les atteintes à la biodiversité et aux services qu’elle fournit ; à défaut, en réduire la portée ; enfin, en dernier lieu, compenser les atteintes qui n’ont pu être évitées ni réduites, en tenant compte des espèces, des habitats naturels et des fonctions écologiques affectés » constitue un principe ayant une vraie valeur normative, surtout dans la mesure où elle est complétée par la suivante : « ce principe doit viser un objectif d’absence de perte nette de biodiversité, voire tendre vers un gain de biodiversité ». Cette disposition est d’autant plus importante qu’elle est précisée par un alinéa de l’article 69 introduisant dans le Code de l’environnement un article L.163-1 qui précise que « si les atteintes liées au projet ne peuvent être ni évitées, ni réduites, ni compensées de façon satisfaisante, celui-ci n’est pas autorisé en l’état ». Il s’agit là d’une précision déterminante, comportant compétence liée pour les autorités chargées d’un projet et qui alimentera inévitablement un contentieux déclenché par les opposants aux fameux « grands projets inutiles et imposés ».

Des agents de l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques évaluent les populations de poissons présentes dans l’Oise, en 2011. À partir des prises réalisées, ils calculent l’indice poisson rivière pour mesurer l’état écologique des rivières.

 

Subsiste toutefois la notion de « compensation », qui ouvre la porte à toutes les interprétations et à justifier en pratique un droit à détruire. Cette notion est un non-sens en écologie, puisqu’elle suppose que les éléments de la nature soient interchangeables. Il y a là une vision technocratique des processus écologiques

qui vise en fait à permettre de gré ou de force la réalisation de projets affectant l’environnement, comme l’expérience acquise dans ce domaine l’a déjà démontré. À la rigueur, il pourrait y avoir compensation de la destruction d’un milieu naturel s’il s’agissait de renaturaliser une portion inutilisée d’autoroute ou un parking de supermarché, mais ce genre d’hypothèse a été écartée dès le départ !

Il reste par ailleurs comme principe politique important celui de la non-régression du droit de l’environnement. Le problème est que l’expérience de ces dernières années a au contraire démontré la régression de ce droit en conflit permanent avec les intérêts économiques dans de nombreux domaines, en particulier en matière d’installations classées, comme l’a fort bien montré Gabriel Ullman dans sa somme récemment publiée [1]. C’est pourquoi on peut douter de l’effectivité pratique de ce principe, comme cela a été le cas du principe de précaution.

Par contre, la loi reconnaît clairement le préjudice écologique dont l’obligation de réparation est désormais inscrite aux articles 1386-19 et suivant du Code civil. Déjà constatée par la jurisprudence de la Cour de cassation, l’existence de cette obligation aurait dû être depuis longtemps reconnue par la loi.

Peu de nouveautés concernent les paysages

Concernant les dispositions de cette dernière relative à la gouvernance, c’est-à-dire à l’organisation institutionnelle de la protection de la nature, elles occupent une place importante dans ce texte avec une prolifération d’organismes consultatifs qui risque de provoquer des conflits de compétences. Mais de nombreuses dispositions concernent la création de l’Agence française de la biodiversité comme établissement public administratif chargée de la gestion et de la restauration de la biodiversité. Elle récupère les compétences de l’Onema (Office national de l’eau et des milieux aquatiques) et les aires marines protégées. Ces dispositions multiples confirment le processus de bureaucratisation de la protection de la nature au même titre que les institutions locales chargées de la biodiversité.

Des dispositions importantes concernant la protection du milieu marin et surtout certaines relatives à la lutte contre la pollution ont reçu un écho médiatique important, comme l’interdiction future de certains pesticides comme les néocotinoïdes, mais il n’est pas précisé que cette interdiction (valable à partir de 2018) s’applique à de nouveaux produits tout aussi nocifs pour les insectes pollinisateurs (art.125 de la loi).

Malgré le titre de la loi, peu de nouveautés concernent les paysages, mais on apprend avec bonheur qu’enfin les allées d’arbres sont protégées (nouvel article L.350-3 du Code de l’environnement). Par contre, la protection du bocage ne fait l’objet d’aucune disposition particulière alors qu’il joue un rôle essentiel en matière de biodiversité en milieu agricole.

De là un texte dont il ne faut surtout pas attendre des miracles et qui de toute manière fera rapidement l’objet de modifications en fonction de la conjoncture politique, illustrant par là le règne du « droit liquide » !