SUICIDE CHEZ LES AGRICULTEURS : LES PESTICIDES MIS EN CAUSE

Newsweek – le 10 Avril 2014 :

a856bb59848488ff3274293ddb6b9db5Dans un article publié dans le magazine américain Newsweek en avril dernier, l’écrivain et réalisateur Max Kutner soulève la question d’un lien potentiel entre l’exposition aux pesticides et les niveaux élevés de suicides chez les agriculteurs. 

Aux-États-Unis, les agriculteurs ont un taux de suicide deux fois plus élevé que la population générale. En France, un agriculteur meurt par suicide tous les 2 jours,

indique-t-il. Le chiffre serait plutôt d’un par jour selon certaines analyses.

Les agriculteurs vivent souvent de grandes difficultés liées aux évolutions actuelles du travail agricole. Mais un autre facteur pourrait s’ajouter: celui de l’exposition aux pesticides. 

Une étude publiée par la psychologue Lorrann Stallones de l’Université d’État du Colorado et ses collègues dans la revue Environmental Health Perspectives (EHP) en 2008 montrait un lien entre l’exposition aux pesticides et la dépression. Les travaux de ces chercheurs ont montré que les agriculteurs en contact avec les pesticides développent des symptômes physiques comme la fatigue, des engourdissement, des maux de tête et des troubles de la vision, ainsi que des symptômes psychologiques comme l’anxiété, l’irritabilité, des difficultés de concentration et la dépression, résume Kutner.

Selon une recherche rapide que nous avons effectuée, une étude publiée ce mois-ci dans la même revue par John D. Beard de l’Université de Caroline du Nord et ses collègues montre aussi des liens entre l’exposition à plusieurs pesticides spécifiques et la dépression. 

En 2013, une analyse de la littérature scientifique publiée par les chercheurs Carmen Freire et Sergio Koifman dans l’International Journal of Hygiene and Environmental Health (IJHEH) indiquait que certaines études montrent un lien entre l’exposition aux pesticides et soit la dépression, soit le suicide. L’analyse montrait la pertinence de mener de plus amples recherches pour explorer ces relations dans des études incluant de plus grands nombres de travailleurs en utilisant des évaluations détaillées de l’exposition et des évaluation d’autres sources potentielles de stress psychologique.

PESTICIDES ET DÉPRESSION : analyse dans l’Agricultural Heath Study

JLE.com –  Mai-Juin 2015 :

Cette analyse dans la population de l’Agricultural Health Study contribue à combler le manque de connaissances concernant les effets de l’exposition chronique aux pesticides sur le risque de dépression. Quelques molécules sont identifiées, qui pourraient faire l’objet d’investigations plus poussées chez l’animal et dans d’autres populations humaines.

Télécharger le PDF de l’analyse

Plus de 52 000 agriculteurs d’Iowa et de Caroline du Nord ont été recrutés pour participer à l’Agricultural Health Study (AHS) entre 1993 et 1997 à l’occasion d’une demande ou d’un renouvellement d’autorisation d’application de pesticides. Le questionnaire d’inclusion comportait la question suivante : « Un médecin vous a-t-il déjà dit que vous aviez une dépression ? ». La question était reposée plus précisément (dépression nécessitant un traitement médicamenteux ou une sismothérapie) dans un second questionnaire d’entrée adressé au domicile, qui a été retourné par 44 % des participants. Ceux-ci ont été réinterrogés par téléphone entre 2005 et 2010 (en moyenne 12,1 ans après l’inclusion) sur leurs antécédents de dépression et l’âge qu’ils avaient la première fois que ce diagnostic avait été posé.

Bien que cette collecte d’informations à deux reprises seulement ne permette pas de réaliser une véritable analyse longitudinale (ce qui serait important pour une maladie dont le cours évolutif peut être émaillé de guérisons et de rechutes), elle a permis de classer les 1 702 cas de dépression inclus dans cette étude (8 % d’une population totale de 21 208 hommes) en trois groupes. Le premier rassemblait 474 sujets qui avaient déclaré un diagnostic de dépression à l’entrée (dans l’un et/ou l’autre des deux questionnaires) sans confirmation au moment du suivi. Le deuxième groupe (n = 540) était constitué des hommes qui avaient rapporté un diagnostic de dépression aux deux temps (ce qui évoque le caractère chronique de la maladie) ou uniquement lors de l’entretien de suivi mais en signalant un âge au premier diagnostic inférieur à l’âge d’entrée. Le troisième groupe (n = 688) incluait les hommes indemnes de dépression au départ.

Analyses réalisées

L’association entre l’exposition aux pesticides et la dépression a été examinée pour 10 classes de pesticides (les quatre classes fonctionnelles : fumigants, fongicides, herbicides et insecticides ; et six classes chimiques : herbicides phénoxy et triazine, carbamates, organochlorés, organophosphorés et pyréthrinoïdes) et pour 50 substances individuellement.

Les sujets ont été classés exposés lorsqu’ils avaient personnellement utilisé le produit (pour préparer le mélange ou pour l’appliquer) et une analyse « ever versus never-use » a été réalisée. L’exposition aux pesticides a également été estimée quantitativement, en nombre de jours d’utilisation cumulés, calculés à partir du nombre d’années d’utilisation et de la fréquence d’utilisation dans l’année. Quatre catégories ont été défi nies : jusqu’à 56 jours (catégorie de référence), entre 57 et 225 jours, entre 226 et 457 jours, et plus de 457 jours.

Les auteurs ont également recherché des associations entre la dépression et un antécédent d’intoxication aiguë diagnostiquée par un médecin ou un épisode d’exposition accidentelle massive signalé par les sujets. De telles associations ont précédemment été rapportées dans l’AHS, ainsi que dans une cohorte d’agriculteurs du Colorado et dans une étude transversale chez des travailleurs dans des bananeraies au Costa Rica.

Les modèles prenaient en compte les données manquantes et les sorties d’étude ainsi que les facteurs de confusion potentiels suivants : l’âge au moment de l’inclusion, un diagnostic de diabète, le niveau d’études et l’État de résidence.

Principaux résultats

La dépression est associée, dans chacun des trois groupes, à l’utilisation (« everuse ») d’un fumigant ou d’un insecticide organochloré. Des associations positives sont mises en évidence avec le phosphure d’aluminium et le dibromure d’éthylène (fumigants), avec la dieldrine (organochloré) ainsi qu’avec les herbicides phénoxy et les insecticides organophosphorés diazinon, malathion et parathion. Les odds ratio (OR) les plus élevés concernent, dans le premier groupe (dépression déclarée à l’entrée uniquement) la classe des insecticides organochlorés (OR = 1,9 [IC95 = 1,5- 2,4]), dans le deuxième groupe (dépression aux deux évaluations) la classe des fumigants (OR = 1,8 [1,5-2,3]), et dans le troisième groupe (dépression déclarée au suivi) le phosphure d’aluminium (OR = 1,6 [1,1-2,2]). D’autres associations significatives, avec des organochlorés notamment (chlordane, dichlorodiphényltrichloroéthane [DDT], dieldrine, heptachlor et lindane) sont mises en évidence dans les premier et deuxième groupes seulement. Par ailleurs, toujours dans ces deux groupes uniquement, la dépression est associée au nombre de jours d’utilisation cumulés d’un pesticide quelconque (avec une tendance dose-réponse plus nette dans le premier groupe : OR successifs égaux à 1,2 [0,9-1,6], 1,4 [1-1,9] et 1,6 [1,2-2,2]), ainsi qu’à un antécédent d’intoxication aiguë (OR = 4,2 [2,7-6,6] dans le premier groupe et 2,5 [1,4-4,4] dans le deuxième) ou d’exposition accidentelle (respectivement OR = 2,3 [1,8-3,1] et 2,2 [1,6-2,9]). L’observation d’associations, moins nombreuses et/ou fortes chez les sujets qui n’avaient pas déclaré de dépression à l’inclusion, reste à expliquer. Des erreurs de classement sont possibles mais plutôt entre le premier et le deuxième groupes. Les auteurs postulent ainsi que certains participants n’ont pas déclaré qu’ils étaient toujours déprimés au moment du suivi parce que le questionnaire était administré par téléphone (alors qu’il s’agissait de questionnaires papier à l’entrée). Une causalité inverse (la dépression augmente l’exposition aux pesticides) est concevable, par exemple parce que les sujets déprimés font moins attention à se protéger quand ils manipulent des pesticides. Toutefois, l’utilisation de gants de protection n’était pas inversement associée à la dépression et l’ajustement sur le port de gants n’a pas modifié les résultats. L’utilisation de données d’exposition collectées à l’entrée a pu obscurcir les associations avec des dépressions survenues au cours du suivi, du fait du décalage entre l’évaluation de l’exposition et l’évaluation clinique, surtout pour des insecticides organochlorés dont l’usage a beaucoup diminué.

Laurence Nicolle-Mir

Publication analysée :

Beard J1, Umbach D, Hoppin J, et al. Pesticide exposure and depression among male private pesticides applicators in the Agricultural Health Study. Environ Health Perspect 2014; 122: 984-91.

 

1 Department of Epidemiology, Gillings School of Global Public Health, University of North Carolina at Chapel Hill, États-Unis.

EN BRETAGNE, 600 CROIX ÉRIGÉES EN HOMMAGE AUX AGRICULTEURS SUICIDÉS

Le Figaro – le 11/10/2015

Un Morbihannais a lancé il y a plusieurs mois une pétition pour faire du 11 octobre la journée nationale pour les suicidés dans l’agriculture. Une cérémonie leur a également été dédiée dimanche, avant l’inauguration d’une stèle en leur mémoire.

Son but: ne pas laisser ces actes désespérés tomber dans l’oubli. Dimanche, un maraîcher breton a érigé quelque 600 croix blanches devant une basilique du Morbihan, afin de symboliser les 600 agriculteurs -selon lui- qui se donnent la mort chaque année.

Jacques Jeffredo, 55 ans, a installé tôt dimanche matin, en dépit du vent, de légères croix blanches de polystyrène sur le parvis de la basilique de Sainte-Anne d’Auray, un important lieu de pèlerinage catholique, près de Vannes. Avec cette initiative, ce fils d’agriculteur, lui-même revenu à la terre en tant que maraîcher après avoir été opticien, entend faire du 11 octobre une Journée nationale sur le suicide dans le monde agricole. Il avait lancé mi-juillet une pétition dans cette perspective.

«Plus de 600 agriculteurs par an se suicident, soit environ deux personnes par jour, l’équivalent de quatre Airbus (crashés) par an. Ce chiffre est plus de trois fois supérieur à la moyenne des autres catégories socio-professionnelles», affirme le texte, signé par plus de 6.700 personnes. Jacques Jeffredo y rappelle également que «le suicide est la troisième cause de mortalité dans le monde agricole après les cancers et les maladies cardio-vasculaires».

Le chiffre avancé par le pétitionnaire représente plus du double des statistiques officielles, qui estiment à 500 le nombre de suicides recensés dans le monde agricole entre 2007 et 2009. Jacques Jeffredo assure que sa propre estimation provient d’une collecte empirique de données. «Dans le seul département du Morbihan, quinze agriculteurs se sont suicidés depuis le début de l’année», affirme-t-il auTélégrammepour étayer cette évaluation.

Le site de l’Association des familles d’agriculteurs victimes du suicide appuie ce chiffre en évoquant le fait que les agriculteurs exerçant dans les DOM-TOM ou nés hors de France métropolitaine sont exclus de la comptabilisation établie par l’Institut national de veille sanitaire (InVS), à l’origine des chiffres officiels. L’organisation pointe par ailleurs la double-activité que peuvent exercer certains exploitants et qui les excluerait des statistiques.

Une stèle érigée

Jacques Jeffredo estime que le nombre de suicides des agriculteurs est sous-évalué.

Au-delà des chiffres, le quinquagénaire souhaitait consacrer cette journée au soutien des proches des familles et proches d’agriculteurs victimes du suicide et a reçu le soutien de l’Association qui les représente. Une messe sur ce thème a été célébrée par l’évêque de Vannes en fin de matinée dans la basilique, devant plus d’un millier de personnes. Parmi elles figuraient de très nombreux agriculteurs venus de toute la région.

Une stèle à la mémoire des agriculteurs défunts a ensuite été inaugurée, près du sanctuaire, à quelques mètres de la statue de Sainte-Anne d’Auray. Elle représente Yvon Nicolazic, un jeune agriculteur qui aurait rencontré Sainte Anne près de cette même basilique de Sainte-Anne d’Auray. Les 600 croix de polystyrène, quant à elles, ont mal résisté aux bourrasques de vent, comme le relève une journaliste sur Twitter.

«Les marins ont bien leur mémorial ici, pourquoi pas les agriculteurs?», a souligné Jacques Jeffredo dans Le Télégramme pour justifier son initiative. Le maraîcher, qui se présente comme un «chrétien de base» estime que «personne n’en parle» et dénonce des chiffres «minorés». Et il espère, comme il l’a confié à Ouest-France, que «cette journée permettra aussi de mettre en commun des idées de travail pour savoir comment apporter un mieux-être à ceux qui pratiquent cette profession».