SUR LES TRACES DE LA RADIOACTIVITÉ à FUKUSHIMA : VISUALISEZ L’IMPACT SUR DES OBJETS DU QUOTIDIEN

LE MONDE | 11.03.2017

Six ans après le séisme, le travail d’un photographe japonais rend visible « l’invisible » de la catastrophe nucléaire : les radiations sur l’environnement et les personnes.

Nettoyer pour oublier. Tel semble être l’objectif de la vaste opération de décontamination lancée après la catastrophe nucléaire de Fukushima de mars 2011. Le projet a mobilisé et mobilise toujours des milliers de travailleurs pour des travaux simples mais fastidieux, à savoir retirer cinq centimètres de terre, élaguer les arbres et laver au nettoyeur haute pression plus de 600 000 maisons et bâtiments, ainsi que 120 000 hectares de terres agricoles.

Ci-dessous : brosse d’un balai retrouvé à Tomioka (préfecture de Fukushima), en 2016. Le taux de radiation s’élève à 500 coups par minute. Les zones les plus claires sont les plus radioactives.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’objectif est de ramener les taux d’exposition à 1 millisievert par an dans les zones d’habitation et de culture et de permettre ainsi le retour des 80 000 personnes contraintes ou ayant choisi de quitter les zones d’ordre ou de conseil d’évacuation.

Botte recueillie à Namie (préfecture de Fukushima), en 2013. Le taux de radiation s’élève à 255 coups par minute. Les zones les plus claires sont les plus radioactives.

Pour autant, l’efficacité de l’opération, qui pourrait générer 22 millions de tonnes de déchets, reste discutée. Les intempéries déplacent les substances radioactives accumulées dans les montagnes et les forêts. Il faut parfois recommencer les travaux. Et les zones qui ne sont ni résidentielles ni agricoles restent contaminées, ce qui a eu une influence sur les traditions locales. « On ne va plus ramasser des herbes dans la forêt au printemps, regrette Kenji Kusano, du Centre des technologies agricoles de Fukushima. Je vais dans le département voisin de Yamagata pour cela. » Les champignons, le gibier et les poissons de rivière restent contaminés.

Plume recueillie à Namie (préfecture de Fukushima), en 2012. Le taux de radiation s’élève à 70 coups par minute par endroits. Les zones les plus claires sont les plus radioactives.Se pose également la question du devenir des produits de cette décontamination. Placés dans des sacs spéciaux par les travailleurs, ils font ensuite l’objet d’une mesure des radiations puis sont rassemblés dans des centres de stockage.

D’après la loi, ils devront ensuite être transférés dans deux immenses centres à Futaba et Okuma, les deux municipalités sur lesquelles se trouve la centrale endommagée et qui restent totalement évacuées. Mais ce projet prend du temps, notamment, explique le gouverneur de Fukushima Masao Uchibori, car « nous n’avons pas encore convaincu tous les propriétaires de céder leurs terrains ». Seuls 26,8 % d’entre eux avaient donné leur accord en janvier. Tout juste 134 000 tonnes avaient été transférées.

Puis, toujours selon la loi, après trente ans, l’ensemble des produits de la décontamination devront être déplacés sur un site définitif hors du département de Fukushima. « Pour l’instant, rien n’est fixé », admet le ministre de la reconstruction Masahiro Imamura.

FUKUSHIMA : SIX ANS APRÈS LE DÉSASTRE NUCLÉAIRE, RIEN N’EST RÉGLÉ

Sud-Ouest – le 11/03/2017 :

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Alors que le Japon commémore ce samedi le sixième anniversaire de la catastrophe nucléaire du 11 mars 2011, la région de Fukushima est toujours prise au piège de la contamination

Six ans après le séisme et le tsunami qui ont dévasté les réacteurs de la centrale de Fukushima-Daiichi, dans le nord-est du Japon, la préfecture nippone vit toujours à l’heure de la catastrophe nucléaire. Quelque 80 000 personnes déplacées de la zone ravagée connaissent encore des conditions de vie précaires.

La radioactivité fait obstacle au démantèlement et à la reconstruction économique, alors que les dégâts provoqués par le désastre nucléaire et les coûts pour décontaminer la zone ne cessent d’augmenter. Les fuites radioactives se poursuivent et les dernières découvertes sur le site, effectuées début février 2017 par des robots, ont de nouveau fait monter d’un cran l’inquiétude.

Décontamination et démantèlement : un chantier doublement titanesque

Grâce aux dizaines de milliers de travailleurs (plus de 42 000) qui se sont succédé à Fukushima-Daiichi depuis 2011, le pire a été évité et la situation s’est améliorée. Le combustible de la piscine du réacteur 4, la plus importante et la plus endommagée en mars 2011, a été retiré en décembre 2014 et la radioactivité a beaucoup baissé depuis la catastrophe. Mais pas sur les réacteurs 1, 2 et 3 où les cœurs ont fondu pour former un magma hautement radioactif (corium) dont on ne sait toujours pas exactement six ans après où il est passé.

Des niveaux de radiation « pouvant atteindre 530 sieverts par heure »

La radioactivité est telle qu’une personne qui y serait exposée mourrait presque instantanément et les robots, dans les cas les plus difficiles, n’y résistent pas mieux que l’homme et meurent souvent en cours de route, avant même d’avoir achevé leurs investigations. En cause : des radiations trop intenses. « Dès qu’ils s’approchent des réacteurs, les radiations détruisent leurs câbles électriques et les rendent ainsi inutilisables », explique à l’agence Reuters, Naohiro Masuda, responsable du démantèlement de Fukushima chez Tepco, opérateur de la centrale de Fukushima.

Le robot "scorpion" développé par Toshiba pour pouvoir pénétrer dans les enceintes de confinement des réacteurs de Fukshima.

Le robot « scorpion » développé par Toshiba pour pouvoir pénétrer dans les enceintes de confinement des réacteurs de Fukshima.

Le recours à la robotique est toutefois indispensable pour tenter de déterminer la méthode d’extraction du combustible fondu, qui devrait démarrer au mieux en 2021, dix ans après la catastrophe. Car on ne sait toujours quasiment rien sur l’emplacement, la taille et la forme du combustible fondu.

Des images prises le lundi 29 janvier 2017 dans l’enceinte de confinement du réacteur 2 de la centrale accidentée par le robot Sasori (« scorpion »), un bras télescopique équipé de dosimètres et d’une caméra, chargé de l’explorer ont montré, pour la première fois, la présence possible de combustible fondu. Le 3 février, grâce au robot, Tepco annonçait  avoir observé des niveaux de radiation « pouvant atteindre 530 sieverts par heure ».

Une découverte qui fait craindre de nouveaux retards dans le démantèlement de la centrale déjà prévu pour durer au moins encore 40 ans et des dérapages de coût supplémentaires. En novembre 2016, le gouvernement avait déjà revu à la hausse l’enveloppe globale à 165 milliards d’euros (20 000 milliards de yens), soit le double de l’estimation précédente.

Déplacés de Fukushima : le risque sanitaire pour une population stigmatisée

Au total, plus de 160 000 habitants ont quitté la zone après la triple catastrophe de Fukushima, sur ordre des autorités ou par peur des radiations. Depuis, le gouvernement japonais a conduit une opération de décontamination, qui s’apparente au rocher de Sisyphe et  dont les coûts devrait atteindre 37 milliards d’euros (4 500 milliards de yens). Mais seuls 13% des habitants – surtout des personnes âgées – sont rentrés dans les fameuses « zones décontaminées ». La plupart d’entre eux s’inquiètent des risques de radiation.

A compter du mois d’avril 2017, près de 70% des territoires interdits seront de nouveau décrétés habitables par les autorités, qui veulent contraindre les personnes déplacées à retourner chez elles, alors que beaucoup de zones voisines sont encore contaminées, à l’instar de la région d’Itate, un village situé à environ 35 km de Fukushima, ainsi que l’a révélé la semaine dernière Greenpeace, dans son rapport « No return to normal » (« Pas de retour à la normale »). S’appuyant sur des mesures sur le terrain, le groupe écologiste affirme que la zone évacuée n’est toujours pas habitable du point de vue sanitaire.

Des élèves du club de théâtre de la Futaba Future School rejouent le drame de la catastrophe de Fukushima, le 22 février 2017 à Hirono.

Des élèves du club de théâtre de la Futaba Future School rejouent le drame de la catastrophe de Fukushima, le 22 février 2017 à Hirono.

Insultes et harcèlement

Le traumatisme lui, reste indélébile. Malgré l’élan de solidarité qui a saisi le Japon après le désastre, symbolisé par le refrain « Ganbarô Nippon » (tiens bon, Japon), les victimes de la catastrophe nucléaire ont souvent été l’objet de  l’opprobre, à l’instar  des « hibakusha« , ces survivants des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki, en 1945, dont les Japonais craignaient que l’irradiation soit contagieuse. Une double peine particulièrement injuste qui a frappé notamment les enfants évacués de Fukushima. Ces derniers ont subi un véritable harcèlement mis en évidence ce vendredi par une évaluation nationale conduite par le gouvernement.

Le douloureux dossier des victimes de l’atome

La contamination radioactive de Fukushima devrait se traduire au Japon par une hausse des cancers, notamment thyroïdiens.

La contamination radioactive de Fukushima devrait se traduire au Japon par une hausse des cancers, notamment thyroïdiens. 

On connaît le nombre de victimes du tsunami : la vague noire géante, haute de plus de 15 mètres, a tué 1 607 personnes. Concernant le bilan sanitaire de la pollution nucléaire, qui peut induire troubles cardio-vasculaires, leucémies, tumeurs, cancers thyroïdiens et endocriniens.…, le bilan est plus difficile à établir. Les autorités ont reconnu officiellement que l’atome avait provoqué 1 656 décès indirects. A ce jour, un seul lien officiel a été établi par les autorités japonaises, en décembre 2015, entre un ouvrier souffrant d’une leucémie et la radioactivité de la centrale.

10 000 cancers supplémentaires

En août 2014, une étude sur l’impact des radiations de la catastrophe de Fukushima a révélé que plus d’une centaine de jeunes âgés de moins de 18 ans au moment de l’accident nucléaire de 2011 avaient développé un cancer de la thyroïde, confirmé par chirurgie ou fortement soupçonné. Sans que la relation avec le désastre atomique soit toutefois entièrement établie. Le rapport de deux ONG antinucléaires publié le 9 mars 2016, indiquait que la pollution radioactive de Fukushima pourrait causer 10 000 cancers supplémentaires. 

La population doit toujours se soumettre à un suivi médical, notamment, les enfants, pour des examens de la thyroïde, ce qui ne simplifie pas la vie quotidienne et fait obstacle à la revitalisation de la région.

Une reconstruction économique en panne

Les autorités de Fukushima, qui veulent relancer l’économie de la région, troisième plus  grande préfecture du Japon et quatrième pour sa surface agricole, se heurtent à la méfiance des consommateurs nippons et des pays voisins importateurs (Taïwan, Corée du Sud…). Si les contrôles réguliers des taux de contamination des produits alimentaires et des poissons et crustacés issus de la région de Fukushima montrent désormais leur innocuité, agriculteurs et pêcheurs peinent toujours à les vendre.

En matière énergétique, la préfecture qui a décidé dès 2011 de sortir du nucléaire, affiche l’ambition de devenir un territoire 100% énergie renouvelable, en développant l’éolien, le solaire, la biomasse et la géothermie, et espère devenir en 2020 la base de production de l’hydrogène qui alimentera le village olympique des Jeux olympiques de Tokyo. Un challenge qui s’annonce difficile à relever au vu des contraintes que la radioactivité continue de faire peser sur la population.

LA FRANCE ET LE NUCLÉAIRE

En 2012, le candidat François Hollande avait promis la fermeture de la centrale de Fessenheim avant la fin de son mandat, ce qui ne sera finalement pas le cas. Il s’était engagé aussi à ramener de 75 % à 50 % la part du nucléaire dans la production d’électricité à l’horizon 2025. La loi de transition énergétique a été votée en ce sens en 2015. Elle plafonne également la capacité de production nucléaire à son niveau actuel (63,2 gigawatts).

La question de la sortie du nucléaire est à nouveau au menu de la campagne présidentielle 2017. Voici les propositions des cinq principaux candidats.

Benoît Hamon. Le candidat socialiste va plus loin que la loi de transition énergétique qui prévoit 50 % de nucléaire (contre 75 % actuellement) à l’horizon 2025. Il s’engage sur une sortie totale du nucléaire en 2040.
Jean-Luc Mélenchon. Le candidat de la France insoumise se donne dix ans de plus, soit 2050, pour sortir du nucléaire et passer au « 100 % renouvelable ».
Emmanuel Macron. Le candidat d’En marche ! s’en tient à la loi de transition énergétique. Il attend l’avis de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sur la prolongation des centrales au-delà de 40 ans, qui est attendu en 2018, pour se prononcer.
François Fillon. Le candidat des Républicains veut revenir sur la loi de transition énergétique. Il préconise de prolonger la durée de vie des réacteurs nucléaires jusqu’à 60 ans, sauf avis contraire de l’ASN.
Marine Le Pen. La candidate du Front national affiche une ligne pronucléaire, en se prononçant en faveur du programme d’investissement d’EDF pour prolonger la durée de vie des centrales.

TCHERNOBYL : LES MALADES DE LA THYROÏDE VEULENT EN FINIR AVEC L’OMERTA EN FRANCE

BASTA Mag – 27 avril 2016

Palpitations, agressivité, prise de poids, fatigue constante, problèmes de libido, dépression, fausse couche… De plus en plus de citoyens français se voient diagnostiquer, après un long parcours médical, un problème thyroïdien. L’Association française des malades de la thyroïde mène un long combat pour faire reconnaître le rôle de la catastrophe de Tchernobyl dans l’augmentation de ces pathologies. Après plusieurs échecs judiciaires, 30 ans après la catastrophe nucléaire, l’association vient de publier une bande dessinée pour mettre en lumière la gestion désastreuse en France de l’après-Tchernobyl et l’omerta des autorités publiques sur les risques pour la santé.

 

« Encore un problème de thyroïde ! Vous pouvez dire merci à Tchernobyl. » Nombreux sont les malades de la thyroïde à avoir entendu cette phrase dans le cabinet de leur médecin. Pourtant, officiellement, Tchernobyl n’a eu aucune conséquence sanitaire dans l’Hexagone. En mars 2011, la Cour d’appel prononce un non-lieu dans le procès intenté par l’Association française des malades de la thyroïde (AFMT) contre le Professeur Pierre Pellerin, fondateur et directeur du Service central de protection des rayonnements ionisants, ancien organisme public dépendant du ministère de la Santé [1]. L’AFMT, aux côtés de 51 malades de la thyroïde et de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), accusent les pouvoirs publics d’avoir minimisé l’ampleur de la pollution radioactive liée à la catastrophe de Tchernobyl. Ils estiment que cette pollution est responsable d’une augmentation des maladies thyroïdiennes en France.

Dans son jugement, en 2012, la Cour de Cassation estime qu’ « il est, en l’état des connaissances scientifiques actuelles, impossible d’établir un lien de causalité certain entre les pathologies constatées et les retombées du panache radioactif de Tchernobyl » [2]. Mais les malades ont décidé de ne pas en rester là. Après avoir vu tous leurs recours légaux rejetés [3], l’AFMT vient de publier une bande dessinée – Tchernobyl, le nuage sans fin – dans laquelle elle dévoile certains secrets de l’instruction. L’enjeu pour les malades de la thyroïde : « Cerner comment les responsables politiques ont utilisé leurs pouvoirs pour la défense de l’industrie nucléaire civile et militaire, à tout prix et contre toute vérité ». Un site internet vient compléter et fournir « des références sourcées et indiscutables » aux faits évoqués dans la bande dessinée, extraites « des milliers de pages des dossiers des perquisitions » menées par la juge Marie-Odile Bertella-Geffroy. Un important travail effectué par l’association, pour tenter d’assembler les pièces de ce gigantesque puzzle et les rendre accessibles à tous.

Omerta sur la carte de la contamination radioactive de l’air

Parmi les sujets abordés dans cette BD, les mensonges sur le « nuage » de Tchernobyl. Suite à l’explosion du réacteur n°4 de la centrale de Tchernobyl en Ukraine, le 26 avril 1986, des rejets radioactifs s’élèvent jusqu’à plusieurs kilomètres d’altitude et donnent naissance au sinistre nuage qui va balayer l’Europe. Quatre jours plus tard, le journal télévisé d’Antenne 2 présente le parcours du nuage, et ajoute un panneau « Stop » à la frontière française !

Les services de Météo France réalisent pourtant des analyses quotidiennes de la situation météorologique de la France après le 26 avril, faisant mention des températures et des précipitations. « Ce dernier critère étant un des plus importants pour ce qui est des retombées radioactives potentielles », souligne le directeur général de Météo France lors de son audition en avril 2002 [4]. Mais ni le SCPRI ni aucun autre organisme ne les sollicitent pour leur demander des prévisions, indique-t-il. Alors que les données de Météo France montrent bien que le nuage a balayé toute la France, le SCPRI demande le 7 mai 1986 à l’ensemble des stations météorologiques de communiquer, « tous les jours jusqu’au lundi 12 mai », sur un « retour à la normale sur l’ensemble du territoire, y compris le Sud-Est » [5].

Des mesures quotidiennes de la contamination radioactive de l’air au niveau du sol sont également transmises par les centrales nucléaires françaises au SCPRI, après le 26 avril [6]. « Mais aucune information n’est transmise au public », déplore l’AFMT. Pour défendre le droit à l’information, la Criirad réalise dans les années 2000 des mesures radiologiques montrant que plusieurs communes de l’Est, de la Corse à l’Alsace, ont des niveaux élevés de contamination durable. En cause : une forte pluviosité lors du passage du nuage« La contamination durable, mesurable dans le sol, est essentielle pour établir la preuve de la contamination », souligne André Paris, géologue et agronome de formation, qui a réalisé bénévolement 3000 mesures de 1998 à 2001 pour étayer son Atlas des contaminations. « Mais la carte de contamination des sols n’est pas la carte de dangerosité de la radioactivité, nuance t-il. Les scénarios de consommation et d’exposition des individus doivent être regardés de très près ».

Aucune préconisation sanitaire après Tchernobyl

Dans les jours qui suivent l’explosion du réacteur, plusieurs pays prennent des mesures de prévention. Les Pays-Bas interdisent la consommation de lait. La Suède, la République fédérale allemande et la Pologne prohibent les fruits et légumes frais. L’Italie interdit la consommation de légumes verts pour les enfants et les femmes enceintes, et distribue de pastilles d’iode. Mais en France, aucune mesure n’est prise. Le directeur du SCPRI affirme, dans son intervention au journal télévisé de TF1 le 29 avril 1986, que l’accident « ne menace personne actuellement, sauf peut-être dans le voisinage immédiat de la centrale ». Des affirmations reprises par les ministères de la Santé, de l’Agriculture, de l’Environnement, de l’Industrie, de l’Intérieur, comme le rappelle cette planche extraite de la BD :

Certains préfets veulent pourtant prendre des mesures. Le 13 mai 1986, le préfet du Haut-Rhin prend un arrêté qui interdit pendant dix jours la mise sur le marché des épinards produits dans le département [7]. Le niveau de contamination de ces épinards atteint les 2600 becquerels (bq) / kg, soit plus de quatre fois le niveau de la norme européenne – celle-ci est fixée à 600 Bq/kg. Mais les résultats sont seulement transmis à la répression des fraudes. Le 23 mai, Charles Pasqua, le ministre de l’Intérieur, adresse un courrier à l’ensemble des préfets. Il souligne notamment que « certaines inquiétudes manifestées par des femmes enceintes pour leur enfant à naitre demeurent totalement injustifiées et sans fondement médical. Aucune modification des habitudes alimentaires des adultes ou des enfants n’est donc souhaitable » [8]. Il n’y aura plus de retrait d’épinards ni d’aucun produit en France à partir de cette date.

Selon les pièces du dossier d’instruction révélées par l’AFMT, c’est toute la chaine alimentaire qui est contaminée. La Direction des services vétérinaires de la Drôme alerte notamment sur la contamination élevée en césium du foin [9], qui pourrait se traduire à terme par le dépassement des limites réglementaires pour le lait et la viande. L’Institut national de recherche agronomique, l’Inra, propose alors une expérimentation consistant à ajouter du chlorure de potassium dans les foins contaminés. Un test autorisé par le préfet de la Drôme à la condition que les résultats d’analyses demeurent confidentiels. « On aurait pu donner l’ordre de maintenir le bétail dans les étables et de le nourrir avec le stock de foin non contaminé, souligne Martial Château, du réseau Sortir du nucléaire. Au lieu de cela, l’État a préféré l’absence de précautions. » Les préoccupations économiques et commerciales prennent le pas sur toute considération sanitaire.

Quels liens entre la pollution radioactive et les cancers de la thyroïde ?

La thyroïde, glande située à la base du cou, fixe l’iode radioactif émis lors d’accidents nucléaires. Le cancer de cette glande était relativement rare il y a 25 à 30 ans. L’InVS, Institut national de veille sanitaire, relève que l’incidence de ce cancer a beaucoup augmenté partout dans le monde, y compris dans l’Hexagone. En 2015, 10 100 nouveaux cas de cancers de la thyroïde ont été diagnostiqués en France [10]. Un médicament, le Lévothyrox, incontournable pour les problèmes de thyroïde, voit ses chiffres de vente exploser. 66 milliards de microgrammes sont aujourd’hui consommés chaque année, selon les données obtenues par l’AFMT. « Un français sur dix, voire un sur huit est tributaire des hormones thyroïdiennes », rappelle l’association. L’InVS reconnaît une augmentation indéniable de ce cancer, mais l’explique par l’amélioration des diagnostics. Et ajoute que cette augmentation est constatée dans des zones non touchées par le nuage radioactif.

Certaines médecins comme le docteur Sophie Fauconnier s’opposent à cette version des faits. « L’Isère, qui bénéficie d’un registre des cancers ancien, enregistre la plus forte augmentation d’incidence des cancers de la thyroïde : 800 % d’augmentation en 20 ans, pour atteindre le niveau le plus haut avec la Corse pour la période 2003-2006 », observe-t-elle. Elle rappelle également la forte augmentation des pathologies thyroïdiennes en Corse. « L’analyse de l’expertise des fichiers du Dr Vellutini, seul endocrinologue en Haute Corse ayant exercé avant et après 1986, révèle une augmentation de 117 % dans la proportion de consultants pour des problèmes thyroïdiens, par rapport aux autres pathologies endocriniennes après 1986. » En clair, le nombre de personnes consultant leur médecin pour des problèmes thyroïdiens a plus que doublé après 1986. « L’absence de registre de cancers dans chaque département rend impossible une étude nationale », déplore Charlotte Mijeon, du réseau Sortir du nucléaire.

Aucun enseignement tiré de Tchernobyl ?

En juillet 2013, une étude italienne [11] fait état d’une forte augmentation en Corse des maladies de la thyroïde, dont des cancers, après le passage du nuage radioactif de Tchernobyl en 1986. Mais cette étude est aussitôt jugée « non concluante » par la ministre de la Santé Marisol Touraine. « On donne l’impression qu’on a tout réglé », dénonce Martial Château, du réseau Sortir du nucléaire : en février 2016, la ministre de l’Écologie Ségolène Royal se dit prête à donner son feu vert pour prolonger la durée de vie des réacteurs nucléaires français de 40 à 50 ans [12].

Au Japon, suite à l’accident de Fukushima en mars 2011, un programme de détection des cancers thyroïdiens par échographie a été mis en place pour la population. « Nous en sommes, en février 2016, à 167 enfants de moins de 18 ans atteints d’un cancer de la thyroïde, ou suspectés de l’être, sur un échantillonnage de 370 000 individus – pour un taux naturel de 1 pour 1 million », précise la sociologue française Cécile Asanuma-Brice, qui vit au Japon (voir son témoignage). Une étude comparative, publiée dans la revue internationale Epidemiology, constate une multiplication par 50 des cancers de la thyroïde chez les moins de 18 ans dans la région de Fukushima. Des faits qui confirment « l’urgence à arrêter des réacteurs », selon Martial Château. « Nous sommes le pays le plus nucléarisé du monde par habitant », rappelle t-il [13]. « Ces non-décisions risquent de nous coûter extrêmement cher. »